Le blanc envahit la ville, XIIe Biennale de São Paulo
Ce qui est remarquable c’est l’énergie exceptionnelle qu’il aura fallu à Fred Forest pour monter un événement d’une telle ampleur à l’échelle d’un pays à lui tout seul. Une énergie incroyable, mais aussi en déployant un sens aigu de la communication et de la stratégie opérationnelle.
1973 XIIe Biennale de São Paulo
Octobre 1973
Grand prix de la communication de la XIIe biennale pour une série d'actions et d'installations
Ce qui est remarquable c’est l’énergie exceptionnelle qu’il aura fallu à Fred Forest pour monter à lui tout seul, un événement d’une telle ampleur à l’échelle d’un pays. Une énergie incroyable, mais aussi le déploiement d' un sens aigu de la communication et de la stratégie opérationnelle.
Et tout cela dans un pays dont il ne connaît pas la langue et où il vient d’arriver tout juste quinze jours auparavant … A notre connaissance il s’agit là d’un phénomène unique pour l’art relevant des arts plastiques qui n'a son équivalent peut-être que dans les concerts pop des années 70 soutenus par leur propre vecteur commercial. Phénomène qui, à notre avis, n’a pas été assez souligné par les commentateurs de l’époque alors qu’il aurait dû être mis en exergue par tous les journalistes, non seulement de l’art, mais surtout aussi par tous ceux dont le travail est de rendre compte de l’actualité.
Sans équipe permanente constituée pour l’épauler, mais uniquement avec des individus de circonstance séduits par sa démarche, rencontrés sur place pour l’aider, Forest a réussi cet exploit peu commun. Il aura fallu 50 ans (un demi-siècle…) pour que cette vérité première soit enfin reconnue. Certes son invitation officielle au titre de la section internationale sur la communication instaurée cette année-là au sein de la XII ème Biennale de Sao Paulo lui crée des contacts et lui ouvre des portes. Notamment le Professeur Vilém Flusser, lui-même conseiller de la Biennale dont il deviendra dans les années qui suivront un peu l’artiste-fétiche, amène dès son arrivée à Sao Paulo ses amis les plus proches.
A savoir Gabriel Borba Filho, José Bueno, Milton Vargas, Haroldo de Campos et Radah Abramo. Cette dernière critique d’art connue n’est autre que l’épouse de Claudio Abramo alors Directeur du grand journal La Folha de Sao Paulo. Ayant pris connaissance du projet critique de Forest par rapport au régime militaire en place, elle improvise pour lui une conférence de presse.
Cette initiative se plaçant dans le droit fil de l’idéologie des intellectuels qui abhorrent ce régime non démocratique, classe Forest dans l’audience médiatique qui va le promouvoir du jour au lendemain comme le plus important des 200 artistes participants. Cette position privilégiée va surtout lui donner la possibilité de multiplier des interventions avec la presse écrite, les radios et les télévisions qui sont les supports idéaux pour ses créations. Par ailleurs l’Administration officielle de la Biennale d’une façon étonnante soutiendra ses projets avec une très grande permissivité. Obtenant pour lui l’adhésion de quinze grands journaux importants couvrant le Brésil pour son opération participative du Space Media, où les lecteurs sont invités à s’ exprimer.
Enfin Fred Forest installera dans son stand une quinzaine de lignes téléphoniques munies de répondeurs et d’un haut-parleur diffusant sur place les participations des correspondants à qui il est demandé de s’exprimer librement, sans censure, durant le temps qui leur est imparti : deux minutes. Les appels affluent du Brésil tout entier, les journaux nationaux comme O estado, Globo, Jornal do Brasil, La Folha etc…diffusant régulièrement l’appel à participation.
Porté par la dynamique de ses interventions, Forest improvise au-delà du projet initial qu'il a communiqué aux responsables. Ces derniers faisant preuve à son égard du plus grand des laxismes, le laisse faire à sa guise, n’intervenant jamais, même quand la police politique se rend sur place dans son stand pour lui intimer l’ordre d’enlever certains messages affichés sur les cimaises. Son animation personnelle étant permanente sur place, Forest boosté par le succès annonce que ses animations vont maintenant sortir d’un art « encadré » dans la Biennale et regagner la rue. La presse Brésilienne d’une façon incroyablement fidèle retransmet au public chaque information qu’il donne, ce qui constitue pour l’artiste un outil exemplaire et précieux qu’il a su entretenir par des liens d’amitiés qui se sont noués au jour le jour au cours de ses actions.
C’est donc dans l’espace de toute une ville que se déplacent maintenant ses animations. Il distribue des papiers où les gens s’expriment et la moisson des précieuses réponses gagneront les cimaises de la Biennale où elles seront affichées. Toujours annoncées par la presse et attirant une foule nombreuse. La dernière en date celle du blanc envahit la ville où des porteurs de pancartes blanches envahissent les rues et invitent les gens à discuter entre eux, alors que la police sanctionne tout groupe de plus de trois personnes sur le trottoir. Cette animation se soldera par sa propre arrestation et son incarcération durant 4 heures. Sans se démonter pour le moins, l’artiste répondra avec un humour ravageur à toutes les questions de la police avant de répondre aux questions de TV Globo dès sa sortie et aux journalistes de la presse écrite qui s’empresseront dès le lendemain de tout diffuser entretenant ainsi une dynamique que son savoir-faire personnel amplifie…
Concept
Il faut resituer cette action dans le contexte des années 1973, où le Brésil est dirigé d’une main de fer par une junte militaire. La provocation de l’artiste consistera à vouloir, en utilisant les mass-media, prétendre créer des " espaces " de liberté dans la presse et de libre expression dans la rue. Il se trouvera bien entendu très vite confronté aux menaces brutales d’un régime policier dont il réussira, grâce à la complicité active des journalistes brésiliens sur place, à contourner les interdictions. Son statut, à la fois d’artiste invité et d’étranger, lui conférant une certaine marge d’action. Aidé par les circonstances, il réussira ainsi à créer un événement critique de dimension internationale, relayé par les journaux du monde entier, mettant en cause le régime politique militaire de l’époque. Il faut noter là chez Forest, une fois de plus, un sens inné de l’événement, sa parfaite connaissance du fonctionnement et des… dysfonctionnements des rouages de l’information, un moral, une énergie, une radicalité, et une imagination pratique, rompus à toute épreuve. Pour lui le " happening " socio-politique comme la contestation n’ont de sens que dans le relais de la grande information. Si par certains côtés la pratique artistique de l’art sociologique rejoint la démarche dada ou situationniste, elle revêt sur le terrain une tout autre dimension, de par sa confrontation directe aux pouvoirs en place, comme par son retentissement social à travers les relais de la grande information. De fait, sa force et sa capacité critiques sont sans commune mesure avec les propos édulcorés de certains artistes dont le " militantisme " de chambre, porté au pinacle par les milieux de l’art contemporain, ne sont en fait que simulacres et des thérapies à usage interne destinées à leur donner bonne conscience.
Dispositif
Implantation dans l'espace de la Biennale d'une douzaine de lignes téléphoniques. Les téléphones sont mis en scène sur des socles blancs, disposés frontalement, face au public. Le public prend connaissance des appels amplifiés sur place. Ces appels continus émanent de tout le territoire brésilien. Ils sont très nombreux. L'invitation à la participation par le réseau téléphonique est répétée tous les jours par les grands journaux quotidiens ainsi que par les radios et la télévision "O Globo". Les personnes qui appellent disposent de deux minutes pleines pour passer leur message, diffusé par des haut-parleurs, avant d'être coupées par un dispositif technique.
- Série d'interventions de presse incitant le public à rédiger des messages qui sont affichés sur les cimaises de la Biennale, dès leur réception postale.
- Série d'émissions, T.V. et radio, réalisées avec la critique d'art Aracy Amaral, proposant plusieurs actions interactives en direct.
L'une d'elles mobilisera plus de 300 taxis dans une course poursuite à travers les rues de la ville... - Installation fixe réalisant "l'autopsie et l'analyse électro-sociologique de la rue Augusta" en temps réel, 60 moniteurs de télévision installés Galerie Portal, tandis qu'une caméra couvre en continu la rue sur toute sa longueur, action dénommée "petit musée de la consommation".
- Série d'actions urbaines effectuées dans différents lieux publics : supermarchés, stades, places publiques, écoles de samba… La dernière de ces actions, "le blanc envahit la ville", consiste à faire déplacer dans le centre de São Paulo, brandissant des pancartes blanches à bout de bras, une quinzaine de personnes. Cette action réunit plusieurs milliers de curieux, bloquant la circulation deux heures durant, se soldant finalement par l'arrestation de Forest. Interrogé pendant dix heures au siège du D.O.P.S. (Département de la police politique), l'artiste sera relâché après interventions conjointes des organisations de la Biennale et de l'Ambassade de France.
Toutes ces actions de Fred Forest doivent, pour prendre sens, être replacées dans le contexte politique de l'époque.
Le pays est dirigé par des militaires qui imposent depuis plusieurs années un régime de répression. Tout au long de son séjour l'artiste bénéficie de la complicité active des journalistes d'opposition. Le " prétexte " de l'art lui donnera une liberté critique qui fera de lui l'artiste " contestataire " de la Biennale, et en fera sa figure emblématique. Deux ans plus tard, Forest renouvelle sa provocation. Sans y être invité, il se rendra à la XIIIème Biennale, où il créera une Biennale concurrente de la Biennale officielle. Une manifestation parodique qui obtiendra un énorme succès médiatique. Cette Biennale, dite " Biennale de l'an 2000 ", ayant pour objet de " singer " la première et de procéder à son analyse critique.
1973 XIIe Biennale de São Paulo
CONCEPT : This action must be seen in the context of 1973, when Brazil was ruled with an iron fist by a military junta. The artist's provocation consisted in using the mass media to create "spaces" for freedom in the press and free expression in the streets. Naturally, he soon found himself confronted with the brutal threats of a police regime whose prohibitions he managed to circumvent, thanks to the active complicity of Brazilian journalists on the ground. His status as both guest artist and foreigner gave him some leeway. Aided by the circumstances, he succeeded in creating an international critical event, relayed by newspapers the world over, calling into question the military political regime of the time. Once again, Forest's innate sense of the event, his perfect knowledge of the workings and... malfunctions of the information system, and his unfailing morale, energy, radicalism and practical imagination are all to be noted. For him, socio-political "happening" and protest only make sense if they are relayed by mainstream information. While in certain respects the artistic practice of sociological art is akin to the Dada or Situationist approach, it takes on an entirely different dimension in the field, through its direct confrontation with the powers that be, as well as its social repercussions through the relay of mainstream information. In fact, its critical force and capacity are incommensurable with the watered-down statements of artists such as Buren or Hans Haacke, whose bedroom "activism", elevated to the pinnacle by contemporary art circles, is in fact no more than simulacrum and therapy for internal use, designed to ease their conscience.
DEVICE : A dozen telephone lines are installed in the Biennale space. The telephones are placed on white pedestals, facing the public. The public can hear the calls amplified on the spot. These continuous calls emanate from all over Brazil. They are very numerous. The invitation to take part via the telephone network is repeated every day by the major daily newspapers, as well as by radio and television station "O Globo". Callers have a full two minutes to get their message across over loudspeakers, before being cut off by a technical device.
- A series of press interventions encouraging the public to write messages, which are posted on the Biennial's walls as soon as they are received by post.
- A series of TV and radio broadcasts, produced with art critic Aracy Amaral, featuring several live interactive actions. One of these will mobilize over 300 cabs in a chase through the city streets...
- Fixed installation carrying out an "electro-sociological autopsy and analysis of Augusta Street" in real time, with 60 television monitors installed in the Galerie Portal, while a camera continuously covers the entire length of the street, an action dubbed the "little museum of consumption".
- A series of urban actions carried out in different public places: supermarkets, stadiums, public squares, samba schools... The last of these actions, "White invades the city", consists of fifteen people moving around the center of São Paulo, brandishing white signs at arm's length. The action brought together several thousand onlookers, holding up traffic for two hours, and eventually led to Forest's arrest. Interrogated for ten hours at the headquarters of the D.O.P.S. (Department of Political Police), the artist was released after joint intervention by the Biennale organizations and the French Embassy.
To make sense of all these actions by Fred Forest, we need to place them in the political context of the time.
The country was ruled by the military, who had been imposing a repressive regime for several years. Throughout his stay, the artist benefited from the active complicity of opposition journalists. The "pretext" of art gave him a critical freedom that made him the Biennale's "protest" artist, and its emblematic figure. Two years later, Forest renewed his provocation. Uninvited, he attended the XIII Biennale, where he created a Biennale in competition with the official one. This parodic event was a huge media success. Known as the "Biennale de l'an 2000", its aim was to "ape" the first Biennale and critically analyze it.
- Catalogue XIIe Biennale de São Paulo… Fondation Biennale 1973, São Paulo.
- " Fred Forest arrêté au Brésil ", La dépêche du Midi, 9 novembre 1973, Toulouse.
- " Fred Forest relâché par la police brésilienne ", Le Progrès de Lyon, 9 novembre 1973, Lyon.
- " Des artistes en vedette ", Tribune de Genève, par Arnold Kohler, 9 novembre 1973, Genève.
- " Le Brésil n'apprécie pas l'art spontané ", La Gazette de Lausanne, 9 novembre 1973, Lausanne.
- " Art in Brazil ", Hérald Tribune, 27 décembre 1973, Paris.
- " O branco invade a cidade ", Folha de São Paulo, 6 novembre 1973, São Paulo.
- " Branco invade São Paulo ", Jornal do Brazil, 8 novembre 1973, Rio de Janeiro.
- " Fred Forest faz passeata em favor da arte livre ", O estado, 8 novembre 1973, São Paulo.
- " O communicador da bienal foi se explicar na police ", Jornal da tarde, 7 novembre 1973, São Paulo.
- " Entre na bienal pelo telefone ", Veja n° 267, 17 octobre 1973, São Paulo.
- " Bisturi na T.V. autopsia da rua Augusta ", Veja n° 276 décembre 1973, São Paulo.
- (Nombreux autres articles à voir dans bibliographie générale sur le site du Webnetmusem)
Biographie longue de Fred Forest
Fred Forest a une place à part dans l’art contemporain. Tant par sa personnalité que par ses pratiques de pionnier qui jalonnent son œuvre. Il est principalement connu aujourd’hui pour avoir pratiqué un à un la plupart des médias de communication qui sont apparus depuis une cinquantaine d’années. Il est co-fondateur de trois mouvements artistiques : ceux de l’art sociologique, de l’esthétique de la communication et d’une éthique dans l’art.
Il a représenté la France à la XIIème Biennale de São Paulo - Prix de la communication - en 1973, à la 37ème Biennale de Venise en 1976, à la Documenta 6 de Kassel en 1977 et a été exposé au CENTRE POMPIDOU en 2017 et 2024.